Confiné de la dernière pluie, confiné à nouveau
Il pleut sur la ville, j’entends distinctement les gouttes qui tombent sur mes tuiles. Autrefois étouffé par le bruit de voitures, leur clapotis parvient distinctement à mes oreilles.
Il ne pleure pas dans mon cœur. Depuis que je suis reclus dans mon petit appartement de 20 m2, je n’en finis pas de découvrir les paysages de mon âme, que j’arpente jour et nuit, à ne pas me lasser, à en perdre haleine. Chaque souvenir est un aimant où viennent s’agréger des sensations, des images plus ou moins rêvées, ramenées du bout du fil de mes correspondances, qui les rattachent à des imaginaires suscités par d’autres, des écrivains, des artistes, dont j’ai gouté les potions les remèdes les concoctions qui m’ont ragaillardi l’âme.
Mon âme n’est pas un paysage choisi, c’est un continent aux étendues infinies, d’une vallée à l’autre on y croise des espèces non apparentées les unes aux autres (c’est ce que j’ai cru tout d’abord), je ne m’y retrouve plus ce territoire est neuf. Le promeneur que je suis n’en est jamais rassasié : encore, encore ! Je crie dans un désert et de nouveaux songes me répondent, en veux-tu en voilà, plein la louche, tant que tu voudras, des songes des souvenirs des pensées, des phrases, à t’en repaître jusqu’à plus faim jusqu’à plus soif.
Quelle foule ainsi dans ma chambrée : je m’y entretiens avec une multitude, des êtres imaginaires rencontrés au gré des déambulations. Ils existent bel et bien, autant que moi-même, pour autant que je puisse en juger, en chair et en os à moins que ce ne soit l’inverse, lequel d’entre nous est le plus vivant je ne sais. Il y a foule à tel point que l’on tient à peine entre les quatre murs de mon petit appartement, au moindre pas je me heurte à mes convives.
Et puis parmi eux, j’ai fait la rencontre d’un individu qui porte même nom que moi, et en tout point me ressemble : moi-même en somme, mais je crois me rencontrer pour la première fois. Enchanté de cette rencontre, voici donc un être dont la compagnie m’est franchement agréable, songez nous sommes d’accord sur tout ! Mes pensées, il les précède, ou alors vient-il à ma rencontre ? A demi-mots nous comprenons, pas une phrase qu’il n’achève, je n’eusse pas mieux dit assurément, c’est étonnant de connivence. Depuis que nous sommes contraints à cette promiscuité insolite, le monde est devenu plus vaste et il nous semble que notre petite cellule contient à elle seule l’univers entier où nous marchons côte à côte, que nous peuplons – cela fait plaisir à voir- du fruit de nos réflexions, de nos pensées les plus fécondes…
« Tu ne mangeras pas du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal », non ce fruit ne se mange pas disait mon ami Ivan, il se goûte comme faisaient les Sélènes de Cyrano, en humant le fumet des choses, en savourant la relation sans jamais la gâter, sans la faire périr : en s’interdisant de manger l’autre, en ne le réduisant pas à une denrée comestible. La relation, première et dernière, embarcadère et terminus ; alors seulement le voyage durera toujours, il n’aura pas de fin, et des quatre murs de mon confinement il ne sera plus question.
On ne peut pas se manger se dévorer soi-même, voilà un plat bien insipide et pourtant. A force de se ruer sur les choses, on finit bien par s’y vouer à « corps perdu », c’est bien cela que l’expression «veut dire », le corps y brûle tout entier, et se calcine d’un coup. « Le diable au corps », c’est lorsque le corps est perdu de vue, l’Etre tout entier en somme, disparu au profit des consommations qu’il engloutit les unes après les autres. Il s’oublie dans une orgie de mangeaille, sans s’apercevoir que cela dont il se nourrit, c’est lui-même. Les produits qu’il absorbe, il les paie au prix de sa propre disparition.
Se manger soi-même en croyant manger autre chose, « autrui », les aliments que l’on consomme, les relations que l’on entretient comme un petit trousseau que l’on porterait à la ceinture, tantôt pour ceci, tantôt pour cela. Chaque clef pour ouvrir ou refermer une porte, c’est selon, à l’envie.
Pas possible d’adopter cette économie avec soi-même. Toutes les portes donnent sur la même pièce, que l’on connait déjà. Autant l’explorer d’une bonne fois et pour de bon, y soulever les objets ouvrir la malle du fond. Surprise : pour chaque objet que l’on en retire, un autre objet, caché dessous apparaît et cela se poursuit à l’infini, chaque souvenir en cache un autre, chaque sensation en tire une autre à soi, c’est comme la bobine qui vient dès que l’on commence à tirer sur le fil, un tant soit peu, ça déroule à n’en plus finir.
De confinement il n’est pas question. De naissance plutôt. Plongé dans la malle comme dans un couffin, je ne veux plus en sortir j’y suis bien à mon aise, on y tient à mille ou deux mille ou plus encore, si jamais j’en sors un jour je serai une foule à moi seul.
Chaque rencontre en suscitera une autre, une foule se mêlant à d’autres foules, elles aussi rassasiées et ragaillardies par l’épreuve de la solitude, le monde n’en sera-t-il pas plus dense? Le Grand Confinement, c’est ainsi qu’il convient d’en parler. Plongé dedans comme les premiers chrétiens dans l’eau vive. Reborn : Confi-né à nouveau, né d’hier, rendu au monde avec « un cœur tout neuf, comme au sortir de son œuf », une pierre que la pleine mer des sensations, l’océan des souvenirs et des émois rentrés et bien calés au fond de la malle du soi auront rendu lisse comme un galet. On peut en faire des tas de choses, le rouler dans sa paume, jongler avec. On devient tendre et prêt à tout, de s’être exploré, de se savoir solide et sans aucune de ces aspérités ou entailles qui blessent ou au contraire rendent fragile (car le gel peut prendre qui brisera la pierre fêlée), amoureux de l’amour, de la relation qui précède toute chose et à toute chose survit.
On est tout neuf après avoir été confiné, mais c’est merveille comme cette nouveauté est ancienne et débordante, comme elle en a des choses à dire… et ainsi de suite.